Pierre Bonnard



Pour un bon nombre d’artistes, le confinement est l’occasion de recentrer sa création sur une proximité restreinte. Pierre Bonnard est un peintre qui tout au long de sa vie a cherché à traduire dans sa peinture un quotidien presque désuet magnifié par la couleur. Son espace de vie était aussi un espace d’observation et de création. Tout était prétexte à la peinture, de la table de la salle à manger, la cheminée dans le salon, le miroir de la salle de bain, le chien sur la terrasse à Marthe, sa femme qui pose dans toutes les pièces de la maison


Sa fidélité aux sujets de tous les jours l'a longtemps fait considérer comme le peintre attardé des rituels et plaisirs bourgeois d'avant la Première Guerre mondiale. Ses scènes d'intérieur peuvent passer pour des concentrés de vie bourgeoise passéistes, et il s'est de plus en plus limité à la représentation d'un quotidien sans aspérités, qui semble magnifier un bien-être rassurant, et où l'homme paraît en adéquation avec son environnement. Ses thèmes et sa palette chatoyante lui ont acquis une réputation de peintre bourgeois et décoratif du carpe diem.
Ses « intérieurs » et natures mortes naissent tout naturellement du perpétuel voyage autour de sa chambre qu'est son activité d'artiste, écrit Adrien Goetz au sujet de Bonnard.


Pierre Bonnard, né le 3 octobre 1867 à Fontenay-aux-Roses (Seine) et mort le 23 janvier 1947 au Cannet (Alpes-Maritimes), est un peintre, décorateur, illustrateur, lithographe, graveur et sculpteur français.
Issu de la petite bourgeoisie, esprit à la fois modeste et indépendant, il se met très tôt à dessiner et à peindre. Il participe à la fondation du groupe postimpressionniste des nabis, qui entendent exalter les couleurs dans des formes simplifiées. Vénérant toutefois les impressionnistes, Bonnard va tracer son chemin personnel à l'écart des avant-gardes qui suivront : fauvisme, cubisme, surréalisme. Il produit énormément et connaît le succès dès le tournant du siècle. Grand voyageur amoureux de la nature, il se retire volontiers dans sa maison de Normandie mais découvre aussi la lumière du Midi : gardant un pied à Paris, il s'installe en 1927 au Cannet, avec Marthe, sa compagne et son modèle durant près de cinquante ans.
Très actif dans les arts graphiques et décoratifs, tenté un temps par la sculpture, Pierre Bonnard est avant tout peintre. Observateur doué d'une grande mémoire visuelle et sensitive, il ne travaille qu'en atelier, privilégiant les genres classiques de la peinture figurative : paysage, marine, nature morte, portrait et nu féminin, qu'il combine aussi dans ses scènes d'intérieur. Ses sujets tirés de la vie quotidienne et sa façon de les traiter lui ont valu les étiquettes de « peintre du bonheur », « intimiste bourgeois » ou « dernier des impressionnistes ». Aussi la question a-t-elle été posée à sa mort : était-il un grand artiste, ou du moins un peintre moderne ? 


Études et rétrospectives révèlent une œuvre plus complexe et novatrice qu'il n'y paraît : prééminence de la sensation sur le modèle, affirmation de la toile comme surface à travers la composition, maîtrise incomparable de la lumière et de la couleur — sa palette de plus en plus riche et éclatante fait de lui l'un des plus grands coloristes du XX siècle. Indifférent aux critiques comme aux modes, peu porté aux spéculations sans être étranger aux débats esthétiques de son temps, Pierre Bonnard est un peintre passionné qui n'a cessé de réfléchir à sa pratique et à la façon de rendre vivante, selon ses propres termes, non la nature, mais la peinture même.

Bonnard et les nabis

Pierre Bonnard est de ceux qui créent le mouvement nabi en référence à l'art de Paul Gauguin.
En octobre 1888, Paul Sérusier, massier à l'académie Julian, revient de Bretagne, où il a peint sur le couvercle d'une boîte à cigare et sous la direction de Paul Gauguin L'Aven au bois d'amour : pour ses camarades qui ignorent tout des évolutions récentes en peinture, ce tableautin est une révélation et ils en font leur « talisman ».
Sérusier, Bonnard, Denis, Ranson et Ibels fondent un groupe informel qui se baptise « nabi », d'un mot hébreu signifiant « initié » et « prophète ». « Prophètes » de l'art de Gauguin, dont ils admirent les œuvres chez Boussod et Valadon puis à l'exposition Volpini de 1889 ; « initiés » en ce qu'ils découvrent chez Durand-Ruel les grands impressionnistes méconnus de leurs professeurs, puis, dans la boutique du Père Tanguy par exemple, Cézanne et van Gogh. Dès 1889 les premiers nabis sont rejoints par Édouard Vuillard, Ker-Xavier Roussel, Félix Vallotton et d'autres, sans compter les visites d'Odilon Redon ou de Gauguin lui-même. 



Le mouvement nabi s'inscrit dans le symbolisme, qui vise à exprimer les mystères du monde, à retrouver la spiritualité dont l'auraient vidé un matérialisme étroit et, en art, le naturalisme. C'est ce que cherche Gauguin en exaltant les couleurs pour leur potentiel d'émotion et de réflexion. Ses œuvres confirment les nabis dans leurs principes : refus de copier servilement la nature, blocs de couleurs virulentes pas toujours réalistes, aplats gommant la profondeur, formes schématisées, cloisonnées par un trait.
Le groupe s'est offert un tableau de Gauguin que chacun emporte à tour de rôle, mais Bonnard l'oublie souvent : sa mémoire lui suffit et il n'a pas besoin d'icône chez lui. L'Exercice, peint au printemps 1890 pendant sa période militaire, est l'un de ses premiers essais pour jouer des couleurs vives en alignant avec humour sur trois plans des petits soldats aux contours bien marqués.
Lors des réunions en leur « temple », l'atelier de Ranson boulevard du Montparnasse, se profilent deux tendances : l'une spirituelle voire ésotérique, derrière le catholique Maurice Denis ; l'autre tournée vers la représentation de la vie moderne, incarnée par Bonnard — ce qui ne les empêche pas de partager en 1891 avec Vuillard un atelier rue Pigalle. Francis Jourdain et Octave Mirbeau ont témoigné de la profonde estime mutuelle qui soudait les nabis et de leur ouverture dénuée d'arrogance. Bonnard se distingue par son absence de prosélytisme, ayant selon le mot de son ami Thadée Natanson assez à faire de peindre.

Vers la reconnaissance (1887-1900)

Au cours des dix ans d'existence du groupe nabi, Bonnard reste très lié à Vuillard par son besoin d'indépendance et sa méfiance envers les théories. Il s'associe souvent avec lui aux projets collectifs. Il se fait connaître par les arts graphiques et décoratifs, sans réprimer pour autant son admiration pour les impressionnistes ni son attirance pour des sujets intimistes, notamment après sa rencontre avec Marthe. 


Marthe

En 1893, Pierre Bonnard s'éprend de celle qui restera son principal modèle et, malgré ses mystères, la femme de sa vie.
Probablement au printemps 1893, Bonnard ose aborder une jeune fille qui descend d'un tramway : séduit par sa grâce fragile, il lui demande de poser pour lui. Vendeuse dans une boutique de fleurs artificielles, elle lui dit avoir seize ans, s'appeler Marthe de Méligny et être une aristocrate orpheline. Le modèle devient vite la maîtresse.
C'est apparemment lorsqu'il l'épouse en août 1925 que le peintre découvre qu'elle se nomme Maria Boursin, avait vingt-quatre ans au moment de leur rencontre, et est issue d'une modeste famille du Berry. À moins qu'il n'ait su et voulu protéger son secret, ce mensonge de trente-deux ans laisse supposer chez Marthe aussi bien une honte sociale viscérale qu'un goût pathologique de la dissimulation. Selon Olivier Renault, Bonnard exprime de façon cryptée son bouleversement dans La Fenêtre : sa femme (sur le balcon) reste « Marthe » à l'extérieur ; à l'intérieur, un carton béant voisine (tel une boîte de Pandore) avec le roman Marie du Danois Peter Nansen, que Bonnard a illustré en 1897 en s'inspirant de sa compagne, et avec une feuille vierge où devra s'écrire la suite de leur histoire. 
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Cette relation aide Bonnard à oublier sa cousine Berthe, dissuadée semble-t-il par les siens d'accorder sa main à un artiste. Les convenances bourgeoises le retiennent longtemps de leur présenter sa concubine : les premières photos de Marthe chez les Bonnard datent de 1902. La jeune femme tisse avec le peintre un lien obscur et exclusif, au risque de le couper de ses amis. Vallotton et Vuillard seul autorisé une fois à la peindre, ne l'apprécient guère. Natanson décrit une créature légère aux allures d'oiseau effarouché, à la voix aiguë mais sourde, aux poumons délicats : sa fragilité physique, voire psychique, est sans doute ce qui attache Bonnard et le pousse au dévouement. Marthe lui offre tantôt une présence discrète propice à la création, tantôt l'image d'un érotisme sans artifice.

Vies parallèles
Pierre Bonnard ne s'est pas épanché sur sa vie avec Marthe, apparemment tranquille : seule sa peinture offre peut-être quelques clés.
Bonnard s'habille avec une élégance de dandy mais ne s'intéresse guère à l'argent, confiant un temps la gestion de ses revenus aux frères Gaston et Josse Bernheim, qui l'exposent à la galerie Bernheim-Jeune depuis 1906.
Sa carrière l'oblige à une vie mondaine, mais son amour du calme et de la nature ainsi que la sauvagerie grandissante de sa compagne l'inclinent à garder ses distances: un tableau comme La Loge s'attache ainsi moins aux portraits (les Bernheim à l'opéra de Paris) qu'à l'ambiance d'un lieu où s'exhibe l'opulence. 


Concernant leur vie privée, L'Homme et la Femme a souvent été interprété de façon dramatique, sachant que les modèles en sont précisément Marthe et Bonnard : le paravent dressé entre eux symboliserait la solitude qui naît parfois après le plaisir, chacun replongeant dans son rêve intérieur. À l'inverse des tableaux d'un Edvard Munch, note Watkins, l'attitude de la femme jouant sur le lit avec des chatons n'exprime aucune culpabilité. Olivier Renault, sensible à la rareté — avant Egon Schiele — d'un autoportrait nu, décèle une certaine sérénité dans cette scène énigmatique, qui suggérerait simplement que l'amour n'est pas la fusion.
De 1916 à 1918, Bonnard a une liaison avec Lucienne Dupuy de Frenelle, épouse de son médecin de famille dont il fait de nombreux portraits. Dans la Cheminée, vue de face dans le miroir tandis qu'une psyché reflète un bout de son dos, elle dresse un buste sculptural sous un tableau de Maurice Denis appartenant à Bonnard, une femme nue allongée, plus mince : au-delà de la mise en abyme, Renault pense là encore à un message codé, d'autant que le peintre montre volontiers, dans des scènes à la toilette, deux femmes ensemble dont parfois une seule nue. 


Sans doute en quête de modèles plus en chair que Marthe, Bonnard s'adresse en 1918 à Renée Montchaty, jeune artiste vivant avec le peintre américain Harry Lachman. Elle devient sa maîtresse, sans qu'il soit possible de savoir si Marthe était au courant, subissait ou consentait, voire s'il s'agissait d'un ménage à trois. Bonnard peint beaucoup la blonde Renée, qui l'accompagne deux semaines à Rome en mars 1921. Toutefois, loin de quitter Marthe, Pierre l'épouse : Renée se suicide peu après, en septembre 1925. Profondément bouleversé, Bonnard ne se séparera jamais de certaines toiles qu'elle lui avait inspirées.

La crise de 1913
Entre 1913 et 1915, son ambivalence vis-à-vis de l'impressionnisme provoque chez Bonnard une crise plus profonde que celle des années 1890 car elle touche à l'essence même de sa vision de peintre.
Au début du siècle Bonnard se cherche encore : il élargit ses vues de Paris, ajoute les marines aux paysages, associe scènes intimistes, nus, natures mortes. Toujours au courant de tout et toujours à contre-courant, selon le mot d'Antoine Terrasse, il s'interroge avec Vuillard sur les défis de la modernité. À l'époque où Pablo Picasso et Georges Braque lancent le précubisme, il développe dans un apparent anachronisme d'inspiration un sens nouveau de la composition, clef de tout selon lui: il découpe ses paysages en plans successifs, inaugure des cadrages de type photographique, imagine des intérieurs où un miroir occupe l'espace et médiatise la représentation des objets. Toutefois il prend peu à peu conscience qu'il a pu négliger les formes au profit de la couleur. 



La couleur m'avait entraîné, et je lui sacrifiais presque inconsciemment la forme. Mais il est bien vrai que la forme existe, et qu'on ne peut arbitrairement et indéfiniment la transposer : Bonnard réalise qu'à vouloir dépasser le naturalisme des couleurs, le risque est de voir l'objet se dissoudre dans celles-ci. Pourtant elles restent le seul moyen d'exalter la lumière et l'atmosphère, que la forme ne doit pas non plus étouffer.
Aussi revient-il au dessin, développant l'art du croquis jusqu'à y noter les variations de climat et d'ambiance.
Lui qui ne peint plus jamais sur le motif a toujours en poche un agenda, à moins qu'il n'utilise le dos d'une enveloppe ou d'une liste de courses : les pages se couvrent d'observations sur ce qui l'entoure et le temps qu'il fait, ainsi que d'indications sur les effets de couleurs et de lumière à prévoir. Le code est précis : points pour les impacts de lumière, hachures pour les zones d'ombre, croix pour indiquer qu'il faudra trouver une teinte distincte proche de la couleur inscrite au crayon ou à l'encre. Rentré à l'atelier, Bonnard esquisse l'ensemble du tableau puis pose les couleurs à la fois de mémoire et dessin en main ou punaisé au mur. Son carnet devient une sorte de répertoire de formes et d'émotions remplaçant les études. 


Peintre installé
Bonnard peint toujours énormément. S'il fuit de plus en plus la vie publique, il reste proche de ses amis et connaît le succès.
Modeste et conscient des difficultés du métier, Bonnard s'est toujours abstenu de critiquer ses amis peintres. Fidèle toute sa vie aux compagnons de la première heure, il lui arrive encore de travailler avec Vuillard, sans doute le plus proche. À Vernon défilent les amis du couple, même si Marthe prend de plus en plus ombrage de toute présence : Natanson, Misia, les Besson, les Hahnloser, les Bernheim, Ambroise Vollard ou Jos Hessel.
Claude Monet vient aussi, quand ce n'est pas Bonnard qui se rend à Giverny. Nonobstant leur différence d'âge et leurs divergences sur la composition ou la peinture en plein air, ces deux artistes peu bavards se comprennent : le maître s'enquiert des travaux de son cadet toujours déférent, exprimant son avis d'un geste ou d'un sourire. Leur complicité s'augmente des explorations chromatiques de Bonnard— jusqu'au vide laissé par le décès de Monet fin 1926.
Bonnard poursuit en parallèle un dialogue artistique avec Henri Matisse, entamé vers 1905 en dépit de leurs parcours distincts (période fauve de Matisse par exemple). Chacun a acquis chez Bernheim des toiles de l'autre et suit avec intérêt son évolution. Leur correspondance avait commencé par une carte postale de Matisse ne contenant que les mots Vive la peinture ! Amitiés : elle durera jusqu'à la fin.
Les années 1930 sont pour Bonnard des années d'intense travail, mais aussi de lutte. Très actif jusqu'à la fin, il maintient son cap en dépit des critiques. De plus en plus souvent retiré au Cannet, il affronte, non sans angoisse parfois, les difficultés de l'âge, la guerre, et la mort de ses proches. Il se réfugie dans sa peinture, toujours plus rayonnante. 


Renommée et critiques
Si sa cote a pu pâtir de la Grande Dépression comme d'une désaffection pour les Impressionnistes auxquels il est assimilé, Bonnard demeure l'un des peintres les plus connus de sa génération.
En juin 1933, tandis que George Besson rassemble quarante portraits à la Galerie Braun, Bernheim dévoile une trentaine de tableaux récents. Durant les années qui suivent, Bonnard expose avec Édouard Vuillard (galerie Rosenberg, 1936), Kees van Dongen puis Albert Marquet (galerie Jacques Rodrigues-Henriques, 1939 et 1945). Pierre Berès fait connaître son œuvre graphique fin 1944 et en juin 1946, les fils Bernheim lui consacrent leur première grande rétrospective d'après-guerre.
À New York, sept de ses toiles sont montrées au Museum of Modern Art en 1930 (Painting in Paris), et quarante-quatre à la galerie de Nathan Wildenstein au printemps 1934. Un galeriste de Zurich lui a ouvert ses portes en 1932, et en mai 1935 il se rend à Londres pour le vernissage de son exposition chez Reid & Lefèvre. Élu à l'Académie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts de Belgique en juillet 1936, il voit ses œuvres exposées à Oslo et à Stockholm début 1939 et devient membre de l'Académie royale des arts de Suède en avril.
Cette publicité l'embarrasse : Je sens bien qu'il y a quelque chose dans ce que je fais, mais de là à en faire tout ce battage, c'est insensé… En marge d'articles élogieux, les critiques ne semblent pas l'affecter : il s'est habitué par exemple à être blâmé pour un manque de rigueur. Bonnard se sait méprisé par une partie de l'intelligentsia de la peinture, Picasso en tête qui, résume Olivier Renault, lui reproche d'obéir à la nature sans la transcender. C'est l'époque où l'avant-garde considère que peindre « de nature » n'est plus possible et où Aragon prédit que cet art ne sera bientôt plus qu'un divertissement anodin réservé à des jeunes filles et à des vieux provinciaux. Bonnard pousse pourtant de plus en plus loin la simplification des formes, certaines de ses toiles devenant presque abstraites.
Il continue imperturbablement à peindre sa maison, les fleurs, les fruits de son jardin, renouvelant les alliances de couleurs dans ces sujets répétitifs. Je travaille beaucoup, de plus en plus enfoncé dans cette passion périmée de la peinture, écrit-il en 1933 à son neveu Charles Terrasse. Peut-être en suis-je avec quelques uns l'un des derniers survivants. L'essentiel est que je ne m'ennuie pas… Le Boxeur déjà, autoportrait de 1931, le montrait amaigri et comme prêt à une lutte dérisoire. 


Les deuils
Les dernières années du peintre sont assombries par l'insociabilité de Marthe puis sa disparition, après celle de plusieurs amis.
Pierre Bonnard apprend au Cannet qu'Édouard Vuillard est mort à La Baule le 21 juin 1940. Sandrine Malinaud décèle une ressemblance entre son compagnon de toujours et le Saint-François de Sales barbu et dégarni qu'il peint de 1942 à 1945 pour l'église Notre-Dame-de-Toute-Grâce du plateau d'Assy. Entre 1940 et 1944, Bonnard perd son ami peintre Józef Pankiewicz, son frère Charles, Joseph Bernheim, Maurice Denis, Félix Fénéon, et l'autre grand complice qu'était Ker-Xavier Roussel. Ses lettres à Besson et Matisse se font l'écho de sa tristesse, accrue par la mort de Marthe.
La pudeur de leurs proches et de Bonnard lui-même empêche de cerner exactement les pathologies de Marthe. Thadée Natanson salue l'abnégation de son ami, qui n'a jamais voulu la laisser seule dans un sanatorium, que ce soit pour ses bronches ou, plus tard, ce que Hedy Hahnloser nommait ses « troubles mentaux ». Le peintre se confie ainsi à l'épouse de Signac: Cette pauvre Marthe est devenue complètement misanthrope. Elle ne veut plus voir personne, pas même ses anciens amis et nous sommes condamnés à une solitude complète. Il lui conseille de feindre de les rencontrer par hasard. Et depuis longtemps il doit parfois prétexter la promenade des chiens pour retrouver au café ses propres amis. 



Les restrictions dues à la guerre aggravent l'état de Marthe. Soignée et veillée par son mari, elle meurt le 26 janvier 1942. Bonnard marque ce jour d'une croix dans son agenda et organise des obsèques discrètes. Son désarroi est patent dans certaines lettres : Vous jugez de mon chagrin et de ma solitude pleine d'amertume et d'inquiétude sur la vie que je puis mener encore, on ne se rend pas compte de ce que peut être un tel isolement, une perte pareille, à soixante-quatorze ans. La vie est brisée… Il sacralise la chambre de Marthe en en scellant la porte.
Ses derniers autoportraits trahissent la mélancolie de Bonnard. Il n'accepte d'être photographié, par Gisèle Freund ou Brassaï, en 1946, que dans son atelier, en train de peindre. Pourtant, la couleur explose sur ses paysages et il confie à un visiteur : Jamais la lumière ne m'a paru si belle. Il a encore l'énergie de rencontrer de jeunes peintres et d'aller voir à Paris ses expositions ou d'autres, comme le premier Salon des réalités nouvelles.



Bonnard laisse une œuvre énorme, essentiellement picturale, dont la filiation impressionniste a pu occulter sa volonté de faire avancer le langage de la peinture en marge des évolutions du XXe siècle. Outre les souvenirs familiaux, sa correspondance et ses notes, les spécialistes disposent, en plus de son entretien avec Ingrid Rydbeck en 1937, d'une interview de 1943 pour la revue Verve où, sans éluder comme souvent les questions, il explique à la journaliste et critique d'art Angèle Lamotte sa conception de la peinture, ses références en la matière et ses procédés. Peu enclin aux théorisations, c'est palette en main qu'il réfléchissait.
L'art n'est pas la nature rappelle Bonnard, pour qui la toile est avant tout une surface décorative à regarder comme telle. Il vise non l'imitation de la nature mais sa transposition à partir d'une idée, et moins la captation d'instants heureux que la réminiscence de sensations vécues. Témoin des révolutions picturales de son temps, il pervertit, dans un rapport distancié à l'objet, l'illusion de la perspective et la vraisemblance des couleurs.
Celles-ci sont d'un bout à l'autre l'alpha et l'oméga de sa peinture. 



L'univers de la maison est un champ privilégié pour ce peintre du souvenir qui ne sort presque jamais pour travailler. Il poursuit sa quête intérieure et picturale de la salle à manger au salon, de la salle de bain au balcon ou au jardin, d'où il aperçoit le panorama. Ses intérieurs répétés d'une toile à l'autre sont une abstraction en ce qu'ils ne donnent pas à voir des anecdotes du quotidien mais une vision hors du temps de l'existence qui s'y déroule. Marthe y figure souvent, fût-elle réduite dans une sorte de présence-absence à une ombre, une tête ou une silhouette coupée dans un coin ; mais ces témoignages de vie conjugale sont avant tout des constructions géométriques et scéniques.
Cercles et ovales aux contours « mous » viennent rompre les lignes horizontales et verticales qui cadrent et quadrillent la scène, créant des espaces imbriqués les uns dans les autres. La Nappe à carreaux rouges de 1910 serait moins un portrait de Marthe et de son chien Black que l'inclusion d'un cercle dans un carré, en perspective, et la division chromatique de ce cercle en petits carrés rouges et blancs. Dans Intérieur blanc, l'œil néglige le paysage maritime visible par la fenêtre ou Marthe penchée vers le chat : il suit surtout les rectangles gigognes que forment en se chevauchant cheminée, porte, radiateur, angle des fenêtres, coin de la table. Quant au dispositif du miroir, son inclinaison peut introduire un jeu permettant d'apercevoir des objets ou personnages invisibles depuis le point de vue du peintre. 


Bonnard pratique la nature morte pour elle-même, peignant des bouquets de fleurs, des fruits. Ses compositions s'inscrivent d'une certaine manière dans la lignée de Chardin et plus encore de Cézanne pour la rigueur: Le Compotier de 1924 met particulièrement en évidence le fait que Bonnard aussi s'approprie le monde par le cylindre et par la sphère, et que chez lui aussi le fruit devient couleur et la couleur devient fruit.
Souvent la nature morte devient le premier plan autour duquel s'organise la toile. Dans les nombreux tableaux représentant une table devant une fenêtre, telle la Salle à manger à la campagne de 1935, la surface soutenant les objets semble un tremplin vers l'extérieur. Le peintre glisse d'une toile à l'autre sans vraiment changer d'espace, et ses intérieurs deviennent des lieux d'évasion immobile.
Bonnard est peut-être homme des jardins plus que des paysages, et de la nature familière plus que des espaces vierges. 



Bonnard s'intéresse au motif de la fenêtre peu après Matisse, qui dès 1905 renouvelait ce thème hérité du XIXe siècle en expliquant qu'il pouvait réunir dans un tableau l'intérieur et l'extérieur puisqu'ils ne faisaient qu'un dans sa sensation. Bonnard conserve une vision plus naturaliste mais unifie les espaces au moyen de la couleur, et de la lumière qu'il fait entrer par de larges ouvertures. Ainsi dans La salle à manger à la campagne peinte en 1913, la clarté du jardin envahit la pièce, teintant de vert la porte et de bleu la nappe, qui irradie la lumière au lieu de réfléchir le rouge des murs ; ce rouge — qui était bien la couleur de la salle à manger de « Ma Roulotte » — se retrouve dans la robe de Marthe, qui fait elle-même le lien entre le dedans et le dehors. D'analogues renvois de couleurs entre intérieur et extérieur se remarquent dans La Porte ouverte à Vernon.
Ce qu'il y a de plus beau dans un musée, disait un jour Bonnard en visite au Louvre, ce sont les fenêtres.
 La Salle à manger sur le jardin peinte en 1930 à Arcachon offre un véritable condensé de son art : la table en perspective et les discrètes rayures de la nappe forment la base architecturale de la fenêtre et de sa balustrade, tandis que les éléments apparemment désordonnées d'un petit déjeuner donnent les tons de l'ensemble ; la fenêtre ouvre sur le jardin extérieur, à moins qu'elle ne l'invite à entrer dans la pièce.




La fin.

Du 7 au 20 octobre 1946, Bonnard monte une dernière fois à Paris. Il s'arrête au passage chez son neveu Charles Terrasse, conservateur du château de Fontainebleau, et retouche L'Atelier au mimosa, envahi de jaune, ou encore Le Cheval de cirque, souvent rapproché de l'autoportrait de 1945 et présenté avec d'autres toiles au Salon d'automne. Il accepte l'idée d'une rétrospective organisée par le MoMa à New York pour son quatre-vingtième anniversaire. 
 
De retour au Bosquet, où sa nièce Renée s'est installée depuis la fin de la guerre, il sent ses forces décliner rapidement. Alité, il songe à L'Amandier en fleur peint au printemps précédent : ce vert ne va pas, il faut du jaune…, dit-il à Charles venu le voir. Celui-ci l'aide à tenir son pinceau pour en ajouter, à gauche du pied de l'arbre. Pierre Bonnard s'éteint quelques jours plus tard, le 23 janvier 1947.
Il est inhumé au cimetière Notre-Dame-des-Anges du Cannet : la dalle porte simplement son nom et ses dates, sous ceux de Marthe. 

https://fr.wikipedia.org/wiki/Pierre_Bonnard

Commentaires

Anonyme a dit…
Quelle bonne idée de nous parler de Bonnard , le peintre du confinement par excellence .
Quand confinement et confort bourgeois font bon ménage . Magnifiques peintures . Merci . Isa B
Anonyme a dit…
Je découvre avec émerveillement Bonnard. ... Jusqu'a présent ses tableaux que j'ai pu voir étaient un pâle aperçu de son art . Oui c'est vraiment un expressionniste qui sait faire jouer la couleur . Merci de nous avoir permis de le découvrir autrement
Annick Chaullet a dit…
Ho les couleurs ! Magnifique ! Très inspirant pour la reprise....

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