Autoportraits de femmes.

 

 

La place de la femme dans l’histoire de l’art et particulièrement dans la peinture n’a pas toujours été jugée légitime, nombreuse d’entre elles ont souvent travaillé dans la plus grande discrétion. C’est à la Flamande Catharina van Hemessen que l’on doit le plus vieil autoportrait connu d’une peintre devant un chevalet en train de peindre.
Elle l’a réalisé en 1548 alors qu’elle avait 20 ans.
En 2002 dans la revue d’histoire moderne et contemporaine, Marie Jo Bonnet publiait un article sur les autoportraits féminins dans l’histoire de la peinture. En voici un extrait…

 

L’autoportrait du peintre à son travail est considéré généralement comme un exercice allant de soi dès qu’un peintre a conscience d’être quelque chose de plus qu’un bon artisan. Comme l’écrit Pierre Georgel : « De tous les sujets susceptibles d’être traités en peinture, le travail du peintre a toujours été le “sujet”par excellence, car l’artiste s’y projette en tant que tel dans l’acte même qui l’institue et le légitime comme artiste.

Si les peintres hommes ont pratiqué l’autoportrait dès le début des Temps modernes, les femmes sont loin d’en avoir fait autant, surtout en France, où il faut attendre le tout début du XVIIIe siècle pour que l’académicienne Sophie Chéron réalise le sien (Musée du Louvre). Mais c’est seulement dans le dernier quart du XVIIIe siècle que les Françaises se représentent en train de peindre. Ce retard est-il lié à la différence de statut professionnel accordé aux hommes et aux femmes dans notre pays ? Tandis que la France est déchirée par les guerres de religion, en Allemagne, en Italie et aux Pays-Bas, là où les villes connaissent un vif développement artistique, les premiers autoportraits de femmes peintres à leur travail apparaissent dès le milieu du XVIe siècle (en Flandre d’abord, avec Catarina van Hemessen, puis en Italie avec Sofonisba Anguissola et Artemisia Gentileschi). Dernière question, doit-on attribuer au siècle des Lumières une influence bénéfique sur la prise de conscience par les Françaises de leur identité de femme artiste et des problèmes posés par un statut professionnel discriminatoire ?

À partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, un certain nombre de femmes peintres cessent de se considérer comme des peintres de seconde catégorie. Symptôme de ce changement : l’autoportrait, qui devient le grand topos artistique des femmes, jusqu’à l’arrivée au pouvoir de Napoléon Ier et la mise en place d’une idéologie familialiste à laquelle elles pourront difficilement échapper. Ce phénomène propre à la France va devenir un véritable fait de société. Entre 1770 et 1804, plus de 60 autoportraits ou portraits de femmes peintres à leur travail sont exposés dans les différents salons.

Au Salon de la Correspondance d’abord, créé en 1779 par Pahin de la Blancherie rue de Tournon, puis rue Saint-André des Arts, dans le but d’être « un objet d’émulation entre les artistes nationaux et étrangers qui ne sont pas de l’Académie. C’est là qu’en 1782, Elisabeth Vigée Le Brun et Adélaïde Labille-Guiard exposent le même jour, et pour la première fois en France, leur autoportrait palette et pinceaux à la main, créant un choc psychologique et politique sans précédent. Au Salon du Louvre, ensuite. Organisé par le pouvoir monarchique, il a lieu tous les deux ans dans le salon carré du Louvre, en août, et il est réservé aux membres de l’Académie royale jusqu’en 1791, date à laquelle il est ouvert à tous les artistes par le décret révolutionnaire du 21 août 1791. Au Salon de la Jeunesse, enfin, réservé aux élèves, qui dure une journée et se tient en plein air le jour de la Fête-Dieu, place Dauphine à Paris.

Encouragées par Adélaide Labille-Guiard, qui a ouvert un atelier pour les jeunes filles, les « demoiselles du sexe » exposent leur autoportrait à plusieurs reprises, entre 1783 et 1788, apparaissant sur la scène artistique comme une réalité qu’on ne peut plus ignorer.


Le fait que les femmes ne se contentent plus de réaliser leur autoportrait dans l’exercice de leur métier, mais les montrent au public des Salons soulève plusieurs questions. Celle de l’institutionnalisation de la création artistique féminine, d’abord. Leur admission (limitée) à l’Académie Royale de Peinture et de Sculpture a-t-elle été un facteur de légitimation de leur activité qui leur a permis de revendiquer ouvertement un statut d’artiste, et non plus celui d’artisane qui était alors reconnu aux femmes exerçant la peinture dans le cadre des corporations et ateliers familiaux ? Ensuite, le fait de peindre des autoportraits est-il le signe de leur insertion dans les débats des Lumières orientés sur l’individu et la reconnaissance de ses droits ? Insertion complexe comme nous le verrons avec les autoportraits de Marie-Suzanne Roslin, peintre de portrait, et Anne Vallayer-Coster, peintre de nature morte, qui posent à dix ans d’intervalle le double problème de la relation de la femme à son modèle masculin et du sujet à l’objet. Par « l’imitation », autrement dit en « excellant » d’un point de vue de la hiérarchie artistique, la femme ne risque-t-elle pas de se soumettre à un cadre qu’elle n’a pas elle-même défini ?

Enfin l’autoportrait est-il la matérialisation d’une parole spécifique de femmes à la veille de la Révolution ? Car il ne s’agit pas seulement pour elles de revendiquer un statut professionnel plus égalitaire, mais de montrer à tous une image des femmes bien différente de celle que David, et la majorité des peintres d’histoire consacrés, diffusent dans leurs immenses compositions inspirées de la mythologie antique et de l’histoire romaine. Non seulement les femmes veulent peindre (et leur nombre sera multiplié par sept après l’ouverture du Salon à tous les artistes); non seulement elles veulent en faire leur métier, mais elles interviennent dans le champ symbolique lui-même, en développant leur propre regard sur leur place dans la cité. C’est donc une rupture importante avec la tradition culturelle masculine qui faisait de la femme l’objet du regard de l’homme et non le sujet de son propre regard. C’est aussi une rupture dans l’imaginaire artistique « commun » puisqu’elles ne peignent pas des allégories de la peinture mais des autoportraits. La Pictura, ou allégorie de la peinture, était généralement personnifiée par une femme en train de peindre devant un chevalet. D’où une occultation du réel, c’est-à-dire de la présence des femmes dans l’activité artistique, et l’impossibilité d’accéder à une identité de créatrice du fait que l’idée de la peinture était mélangée et comme fondue dans la réalité d’une pratique artistique féminine, comme peut l’être le signifiant dans le signifié avant l’accès au langage, c’est-à-dire à l’activité symbolique. En peignant des autoportraits en train de peindre, les femmes remettent en question les représentations symboliques traditionnelles des sexes et de leur place dans la cité. Car qui dit visibilité des femmes artistes dit aussi rupture avec l’institution « Art » qui gère et gouverne le pouvoir de montrer, et donc l’accès aux représentations collectives et systèmes symboliques.


 

L’apparition des autoportraits de femmes peintres à leur travail dans la France des Lumières constitue de ce fait un événement sans précédent, qui prend l’allure d’un véritable mouvement d’émancipation des femmes dans l’art. Un mouvement, remarquons-le, que les historiens d’art et universitaires d’aujourd’hui n’ont pas vu, obnubilés qu’ils sont par les questions de genre et les rapports sociaux de sexe. Un mouvement qui explique pourquoi les femmes se sont imposées dans le portrait parmi les meilleurs représentants de l’École française du XVIIIe siècle.

Faut-il alors parler d’un âge d’or de la peinture des femmes.  Assurément. Et cet âge d’or est le fruit d’une double mutation : mutation du centre d’intérêt artistique des femmes, qui passe du terrain traditionnellement féminin de la nature morte et des miniatures à l’art du portrait, art par excellence d’une réflexion sur l’identité (sociale, religieuse, sexuelle, etc.); et mutation du regard des femmes sur elles-mêmes, qui se situe de surcroît à une période déterminante de l’histoire de France. C’est le siècle des Lumières, un siècle où l’on expérimente de nouvelles formes de mixité sociale à travers la vie des salons, des clubs, des cafés, le mouvement des académies et le développement des salons de peinture. C’est aussi un siècle qui conteste le système des privilèges, les hiérarchies sociales calquées sur la naissance, les hiérarchies sexuelles et tout le cadre ancien des appartenances sexuelles et familiales. Il n’est donc pas étonnant que les artistes françaises participent à ce mouvement général d’émulation des talents individuels. Mais ce qui est peut-être plus surprenant, c’est qu’elles y participent sur leur propre terrain, et avec leurs propres armes, élaborant pour la première fois de leur histoire une stratégie politique où l’autoportrait devient un véritable art du manifeste.


 

Car la question du statut professionnel des femmes devient un problème crucial à partir de 1776, à cause de la suppression des maîtrises et corporations d’artisans, décidée par Turgot dans une ultime tentative d’un absolutisme centralisateur. Celles qui exerçaient leur métier dans ce cadre corporatif, comme à Paris la communauté des Maîtres Peintres et Sculpteurs, dite Académie de Saint-Luc, se trouvent désormais devant un vide professionnel. La seule issue reste l’Académie royale de Peinture et de Sculpture, fondée en 1648 par Mazarin sur le modèle des académies italiennes. Mais si elle s’ouvrit largement aux femmes en 1663, elle se referma en 1706 sous le vieux roi Louis XIV alors qu’on y dénombrait 6 femmes, se rouvrant sporadiquement selon la grâce royale, comme en 1720 à Rosalba Carriera, personnalité alors reconnue dans l’ensemble de l’Europe, ou en 1757 à l’épouse d’un académicien, Madame Vien, en un temps où l’absolutisme finissant ne pouvait se passer de ses derniers serviteurs.

Reste qu’à partir de 1770, le principe d’un quota de 4 académiciennes est imposé par le pouvoir académique, inquiet du développement des vocations féminines (il y a alors 4 académicienne sur une moyenne de 70 membres, ils n’en veulent plus d’autres). Mais au moment de la suppression de l’Académie de Saint-Luc ( 1776), l’Académie royale (qui comprend Madame Vien, toujours membre bien qu’elle n’expose plus, et Anne Vallayer-Coster admise en 1770) a deux places libres : celle de Marie Suzanne Roslin décédée en 1772, et celle d’Anna Leicienska-Therbusch repartie à Berlin après un scandale relaté par Diderot dans sa correspondance. Une quarantaine de femmes sont susceptibles d’y postuler ; celles qui appartenaient à l’Académie de Saint-Luc (une vingtaine), sans compter les autres qui figurent dans les expositions du Salon de la Correspondance.

Or, au XVIIIe siècle, une carrière n’est pas du tout la même si on est académicienne du roi ou si l’on exerce son métier dans le cadre corporatif issu de la tradition médiévale. La lutte entre les deux structures est d’ailleurs une des caractéristiques de l’époque, et s’inscrit dans un ensemble plus vaste de confrontations entre un désir centralisateur et des forces centrifuges multiples, entre le pouvoir royal et celui des provinces et des villes. Faut-il dire pour autant que la corporation a été le lieu d’accueil des artistes femmes rejetées de l’Académie du Roi ? Non, car elles n’y sont admises de manière significative qu’au milieu du XVIIIe siècle, dans ce mouvement général d’ouverture des métiers aux femmes. Reste que la corporation est évidemment moins « excellente » que l’Académie royale dont la fonction symbolique est de première importance puisqu’elle génère une définition de l’artiste supérieur et différent de l’artisan, et à travers elle une élite artistique fonctionnant sur le même modèle que la monarchie de droit divin. De même que Dieu légitime le pouvoir du roi, de même le roi légitime le peintre comme artiste et consacre sa supériorité en accueillant dans une institution d’État « tous ceux qui excellent dans les Arts de Peinture et de Sculpture, sans avoir égard à la différence du sexe», comme l’écrivirent les académiciens en 1663 dans le compte rendu de l’admission de la première femme, Catherine Duchemin.


 

Dans un contexte où le génie consacré par le roi transcende la différence des sexes, il n’est pas étonnant que l’autoportrait devienne un enjeu symbolique majeur dont s’emparent les Françaises pour poser publiquement la question de leur statut professionnel. Moyen de se légitimer comme artiste aux yeux de la société, il devient un puissant ressort d’affirmation de soi face à un pouvoir académique qui accepte les femmes au compte goutte, tout en leur réservant un statut discriminatoire à l’intérieur même de l’Académie. Ainsi elles ne peuvent pas accéder aux postes du pouvoir académique (c’est-à-dire la première classe, la deuxième classe comprenant les académiciens et la troisième les agréés, ceux qui n’ont pas donnés leurs « morceaux de réception », en l’occurrence deux œuvres). Elles ne peuvent pas non plus devenir professeur dans les Écoles Royales, ni suivre l’enseignement théorique, indispensable pour la peinture d’histoire, ni concourir pour le Prix de Rome, aller en Italie aux frais de l’État ou étudier le nu. Le seul moyen par lequel elles peuvent formuler leurs revendications reste l’autoportrait qui assume la double fonction de conquête d’une souveraineté de créatrice, et à travers elle, d’un nouveau statut social, comme le montrera Adélaïde Labille-Guiard avec son autoportrait avec deux de ses élèves exposé au Salon du Louvre de 1785, qui constitue un véritable manifeste en faveur de l’enseignement artistique des femmes.

La question de la relation entre le pouvoir politique et le pouvoir artistique est donc au cœur de ce mouvement d’émancipation des femmes dans l’art et par l’art. Pour la première fois dans l’histoire de la monarchie française, la reine de France soutient, favorise et protège la carrière d’Anne Vallayer-Coster et d’Elisabeth Vigée Le Brun, tandis que Mesdames donnent à Adélaïde Labille-Guiard le titre officiel de « Peintre de Mesdames ». Assiste-t-on à la mise en place d’un contre-pouvoir des femmes face à la réaction nobiliaire qui vise à éliminer les femmes des institutions artistiques ? Et plus largement, le politique tient-il un rôle déterminant dans la reconnaissance et la légitimation du droit des femmes à la création ?

À travers ces enjeux politiques, économiques (comment vivre de son travail) et symboliques, c’est la question de la place des femmes dans la cité qui est posée. L’analyse qui suit vise à montrer cela à travers quelques-unes des œuvres majeures réalisées par des artistes de l’École française entre 1770 et 1790.


 

LA PEINTRE SANS SON MODÈLE

 

C’est dans la solitude de son atelier qu’une certaine Marie-Suzanne Roslin, membre de l’Académie royale depuis septembre 1770, réalisa pour la première fois en France son Autoportrait au pastel en train de reproduire un portrait de Quentin de La Tour. Il n’est ni signé, ni daté, et ne fut jamais exposé de son vivant. Bien que nous ne le connaissions que par la photographie, nous pouvons le dater des années 1771-1772, pour deux raisons : son étonnante maturité, tant dans la conception que dans l’exécution qui contraste avec les autres portraits que nous connaissons d’elle, et nous incite à le situer à la fin de sa vie (elle meurt en 1772 à 38 ans d’un cancer du sein); et un témoignage de Diderot, qui montre comment Marie-Suzanne Roslin avait pris conscience de sa valeur de peintre, valeur non reconnue à sa juste dimension parce qu’elle était une femme, mariée à un peintre, le suédois et académicien Alexandre Roslin : dans une lettre adressée en 1770 à son ami le sculpteur Falconet, qui vivait à Saint-Pétersbourg avec Marie-Anne Collot, sculptrice elle aussi, Diderot interpelle celle-ci en ces termes : 

« Continuez, belle amie, faites si bien qu’on en vienne à vous priver tout à fait du mérite de votre talent, en en faisant honneur à votre ami. Vous en agirez comme Madame Roslin qui, mécontente des éloges que Dumont le Romain donnait à un de ses pastels, vient de la prendre à la boutonnière et d’exécuter d’après lui un portrait fort supérieur à celui qu’il attribuait à son mari. Il faudra bien qu’ils croient quand ils auront vu.

Effectivement ! À voir Suzanne Roslin tailler son crayon comme on affûte une arme avant d’engager un combat, nous sentons qu’elle va une nouvelle fois relever un défi. Et cette fois-ci, c’est au plus grand qu’elle s’attaque, au maître incontesté du pastel, Quentin de La Tour, dont tout le monde connaît le tableau qu’elle a choisi de reproduire ici : un autoportrait du peintre en homme qui rit. Ce qui ne manque pas d’audace de sa part. Car si elle est académi-cienne, elle n’a pas, comme Rosalba Carriera cinquante ans plus tôt, défrayé la chronique, et elle est surtout connue comme l’épouse de Roslin, à qui elle a donné six enfants, dont le dernier vient tout juste de naître.


 

Née à Paris le 9 mars 1734, Marie-Suzanne Giroust a néanmoins largement eut le temps de savoir ce qu’elle voulait. Orpheline de père à sept ans et de mère à onze ans, elle dispose d’un pécule laissé par son père marchand mercier joaillier qui lui permet de choisir un métier. Elle veut peindre, et après avoir étudié auprès de Quentin de La Tour ( 1704-1788), c’est dans l’atelier de Joseph-Marie Vien qu’elle trouve un milieu accueillant. Joseph-Marie Vien ( 1716-1809) est non seulement le « restaurateur de l’art français » et futur maître de David, mais il est marié à Marie-Thérèse Reboul ( 1728-1805) qui sera admise à l’Académie royale en 1757, juste après la mort de Rosalba Carriera. De plus, elle rencontre dans cet atelier, vers 1751, le peintre suédois Alexandre Roslin ( 1718-1793). Bien qu’ils aient seize ans d’écart, ils tombent amoureux mais Roslin devra attendre le 8 janvier 1759 avant de pouvoir épouser Marie-Suzanne Giroust car son tuteur ne veut pas d’un étranger, protestant et pauvre qui plus est, dans la famille. Elle a alors vingt-cinq ans, devra attendre onze ans avant d’être reçue à l’Académie royale, le 1er septembre 1770, dans « le genre du Portrait au Pastel. On imagine quelle patience, quelle détermination et quelle énergie elle dût emmagasiner durant ces années où ses devoirs de mère l’accaparaient. D’autant plus que, de l’avis même de son mari, elle « joignait à la figure la plus intéressante le talent de peindre un portrait au pastel aussi bien que moi »  

À présent, elle peut donner toute sa mesure dans son autoportrait où elle mène une « réflexion » sur la notion de modèle – masculin –, et à travers elle d’imitation. La scène est divisée en deux camps (illustration n° 1). À gauche, à l’intérieur du cadre rectangulaire formé par le tableau posé sur le chevalet, se tient Suzanne. Elle est assise au premier plan, en train de tailler son crayon dans un mouvement de mains presque similaire à celui du modèle. À droite, dans son cadre ovale, se tient le peintre, l’homme, le modèle, ou du moins une reproduction de son autoportrait en homme qui rit, qui se trouve copié une deuxième fois par Suzanne, puisqu’il est reproduit sur la toile rectangulaire située derrière elle qui figure son propre travail. Suzanne est donc placée au centre du tableau, entre le modèle et la copie, autrement dit entre deux hommes qui rient, comme si elle cherchait par cette disposition très rare dans l’histoire de l’autoportrait, la complicité amusée du spectateur.


 

Trop de tensions parcourent la composition pour que nous nous laissions séduire si facilement. D’abord, la tentative d’identification de la femme peintre avec le maître du pastel, amorcée par la position identique des bras, est pour ainsi dire coupée nette par le bord droit du tableau rectangulaire qui réattribue ainsi à chacun un espace propre. Ainsi son corps légèrement penché s’inscrit très exactement dans le cadre rectangulaire, qui est celui de son propre travail et donc de ses propres repères, pour bien le différencier de l’espace du modèle délimité par le cadre ovale. Ensuite et surtout le sujet.

Pourquoi avoir choisi cet homme qui rit et pourquoi l’avoir copié deux fois ?

Cela introduit un irrésistible mouvement de distanciation entre la femme artiste et son modèle masculin. Comment pourrions-nous confondre le peintre nommé Quentin de La Tour, avec ce « faiseur de mimiques », comme le qualifie Diderot dans ses Salons, qui, par son rire même introduit une distance entre le visage et son masque, le moi et son personnage, l’individu et son rôle social. Si, dans un premier temps, Suzanne Roslin cherche à séduire le public masculin en mettant les rieurs de son côté, la reproduction du modèle en double exemplaire annule toute possibilité d’identification. Un modèle est unique.

De plus, il pointe l’index hors du tableau avec l’air de dire : « regarde ailleurs si j’y suis ». Il n’est ni dedans, ni dehors; il n’existe pas. Ou plutôt il a été mis à mort comme modèle afin de devenir le miroir dont elle a besoin pour peindre son autoportrait. Il n’est qu’à suivre la ligne des regards pour se rendre compte que le tableau ovale remplit la fonction d’un miroir qui renvoie à son propre regard de femme artiste, et réfléchit son propre talent.

Voyez comme Marie-Suzanne Roslin est capable de copier (imiter) un tableau célèbre ! Dans un monde où l’homme se considère comme un modèle universel, la femme n’a pas d’autre moyen de le dire. Pas encore, du moins, mais dans ce miroir-là, elle a le pouvoir de se constituer comme sujet face à elle-même et à un public qui la regarde.


 

Fondateur d’une nouvelle identité, ce tableau marque un tournant dans l’histoire de la conscience des femmes peintres. Pour la première fois en France, une artiste définit son propre espace à l’intérieur duquel elle peut se constituer comme sujet de la représentation. S’il ne lui est pas encore possible d’éliminer l’homme de ses références, elle le banalise en multipliant son image dans un acte de déconditionnement qui permettra aux autres artistes d’accéder directement au miroir, c’est-à-dire au face à face avec soi-même. C’est une entreprise difficile, néanmoins, rendue encore plus difficile pour les peintres de nature morte qui n’entretiennent pas le même rapport sujet/objet, et dont l’absence de regard sur soi-même se fait cruellement sentir quand il s’agit d’élaborer une image d’artiste qui ne soit pas conventionnelle, neutre et impersonnelle, comme le fera Anne Vallayer-Coster en 1770.

Chronologiquement parlant, Anne Vallayer-Coster est en fait la première académicienne a avoir exécuté son propre portrait dans le but de le montrer au public. Mais il s’agit d’un dessin destiné à la gravure d’abord dans lequel elle se représente, non pas de face ou de trois quarts, mais de profil, comme sur une médaille ou une effigie. De plus, les attributs du peintre – la palette, les pinceaux et la canne – sont situés à l’extérieur du médaillon, entre le portrait et l’inscription suivante : « Anne Vallayer-Coster de l’Académie Royale de Peinture et de Sculpture en 1770 (dessiné par elle-même) ».

Anne Vallayer fut reçue à l’Académie royale en juillet 1770, comme peintre de nature morte, un mois avant Suzanne Roslin. Son autoportrait, qui sera gravé par Letellier en 1781, est plus un portrait officiel qu’un regard sub-jectif sur soi-même. D’ailleurs, tout élément personnel en est exclu. Elle s’est représentée de profil, comme les deux autres portraits que nous connaissons d’elle, nous privant ainsi de son regard qui est un attribut du sujet 

Or, cette absence du regard personnel est en fait exigée par l’art de la nature morte qui est un art « d’imitation » et s’attache à rendre la « vérité » de l’objet représenté. Diderot, par exemple, est ébloui par la « magie d’imitation » des œuvres exposées par A. Vallayer-Coster au Salon de 1771 : « C’est la nature rendue ici avec une force de vérité inconcevable » Deux ans plus tard, le critique des Mémoires Secrets renchérit : « Sous son pinceau l’art rend si parfaitement la nature qu’on veut s’assurer par le tact si l’on doit en croire ses yeux » Il est tellement conquis par ses fleurs, ses trophées de chasse, ses compositions allégoriques que, dans son enthousiasme, il va jusqu’à les trouver « fort au-dessus d’une femme ». Or l’art d’imitation implique un rapport d’identification du sujet à l’objet, excluant tout regard personnel. Il faut en quelque sorte se désaisir de soi comme sujet pour s’assimiler à l’objet que l’on veut peindre.


 

Anne Vallayer-Coster a donc dessiné un portrait d’elle-même qui revendique le caractère impersonnel de sa réussite académique. Elle est peut-être reconnue par son époque, insérée, presque à égalité, avec les hommes dans la vie artistique, engagée dans une carrière et une réussite sociales incontestables. Mais si ce portrait au profil de médaille prouve qu’une femme peut réussir sur le terrain masculin au XVIIIe siècle, c’est à la condition d’y sacrifier son propre regard. Ce que n’accepte plus la nouvelle génération née au tournant des années 1750. En fait, Anne Vallayer-Coster est atypique, autant dans ses centres d’intérêts que dans sa carrière académique. Et chose étonnante, elle ne cherche pas la gloire, contrairement à Elisabeth Vigée Le Brun et Adélaïde Labille-Guiard qui vont en faire le moteur d’une conquête de leur souveraineté d’artiste.

 

L’AFFIRMATION DE SOI COMME SUJET SOUVERAIN

 

Adélaïde Labille-Guiard a déjà parcouru un long chemin lorsqu’elle expose au Salon de la Correspondance de 1782 son propre portrait peint au pastel sur papier bleu. Née à Paris le 11 avril 1749, elle est la dernière de huit enfants dont plusieurs sont morts, et elle a grandit à Paris où son père tenait une boutique de mode, située par bonheur à côté de l’atelier du miniaturiste Elie Vincent. Ce dernier lui donne ses premières leçons, quand, à l’âge de 14 ans, elle décide de devenir peintre. Très vite cependant, elle se rend compte que la miniature ne peut la mener bien loin. Elle étudie alors le pastel dans l’atelier de Quentin de la Tour, puis la peinture à l’huile avec François-André Vincent, le fils d’Elie, de retour de Rome, tout en participant au dernier Salon de l’Académie de Saint-Luc de 1774.

À l’époque où elle exécute ce tableau, elle a 33 ans. Elle est séparée de son premier mari, Nicolas Guiard depuis trois ans (elle divorcera sous la Révolution et épousera François-André Vincent en 1800) et, fait important, elle est surtout connue comme pastelliste. Or, elle ne s’est pas représentée en train de tailler son crayon comme Suzanne Roslin, mais palette et pinceaux à la main. De plus, elle apparaît proche, le buste redressé, droite et la tête tournée vers nous. Ses cheveux sont coiffés d’une large dentelle qui équilibre la palette placée en bas. En fixant du regard le spectateur, A. Labille-Guiard ne cache pas sa détermination, sa volonté de réussir et d’être reconnue comme peintre à part entière. Et elle veut l’être par ses propre moyens qui plus est. Par le seul pouvoir de son talent, et non de ses relations, comme en témoigne Joachim Lebreton, son biographe, qui raconte dans sa notice nécrologique comment elle négocia son admission à l’Académie royale. Aux académiciens qui lui conseillaient de se faire appuyer par le ministre pour être élue raconte-t-il, elle déclara fièrement : 

« qu’elle voulait être jugée et non protégée; que si son talent n’était pas trouvé digne de l’Académie, elle travaillerait sans relâche à le perfectionner, (… ) et pour achever de vaincre tous les prétextes, elle attaqua à découvert la prévention que les femmes trouvent presque toujours dans la carrière de la gloire où elles n’obtiennent point de succès qui ait de l’éclat, qu’on ne tente aussitôt de leur en enlever au moins une partie »

Par ces propos courageux Adélaïde montre qu’elle appartient à cette bourgeoisie montante qui a fait la révolution en se réclamant de la valeur du travail face à l’oisiveté des aristocrates, et qui a pris conscience que c’était elle la créatrice des richesses du royaume.

Exposé au même Salon de la Correspondance, en pendant au portrait d’Adélaïde Labille-Guiard, l’Autoportrait au chapeau de paille d’Elisabeth Vigée Le Brunsemble appartenir à une autre époque, tant sa grâce, sa séduction, son apparente facilité reflètent une certaine esthétique des Lumières.


 

C’est la découverte du « fameux chapeau de paille » de Rubens – un portrait de sa belle-sœur Suzanne Fourment – qui donna à Elisabeth Vigée Le Brun l’envie de réaliser son propre portrait. Elle était alors en voyage en Flandres avec son mari, le célèbre marchand de tableaux Jean Baptiste Lebrun. Le tableau la « ravit », « l’inspira » et déclencha un tel désir de peindre qu’elle n’eut même pas la patience d’attendre son retour à Paris pour se mettre au travail. « Son grand effet, confie-t-elle dans ses Souvenirs, réside dans les différentes lumières que donnent le simple jour et la lueur du soleil; ainsi les clairs sont au soleil et ce qu’il faut bien appeler les ombres, faute d’un autre mot est au jour » C’est donc le traitement de la lumière par Rubens qui déclencha le processus créateur, et l’on voit en effet comment elle a placé l’ombre au premier temps – ce qu’elle appelle « la lumière du jour » – et avec quelle grâce elle s’est coiffée du même chapeau de paille que Suzanne Fourment. On pourrait croire ainsi qu’Elisabeth s’identifie à la belle-sœur de Rubens, mais il y a une différence énorme entre les deux œuvres : Elisabeth s’est représentée palette et pinceaux à la main comme si le travail sur la lumière la conduisait tout naturellement à une réflexion sur l’acte créateur lui même.


 

Comme nous le voyons sur le schéma, le tableau est construit en référence aux deux principaux instruments du peintre : la palette, bien sûr, et les mains. En mesurant la distance comprise entre les deux mains, nous constatons qu’elle est égale au tiers de la hauteur du tableau. De plus, l’oblique inscrite dans ce tiers central constitue l’axe du corps de l’artiste, autour duquel s’enroule l’énergie qui vient de la main droite, remonte le long du bras vers l’épaule, le visage, puis le chapeau, qui forme, remarquons-le, le signe de l’infini, pour redescendre en arabesque vers la palette chargée de couleurs, comme autant de promesses de création. Enfin, deux partie du corps sont particulièrement éclairées : la main droite naturellement qui semble ainsi capter l’énergie venant de la terre, et la poitrine, qui est le centre du système respiratoire et cardiaque, et en tant que tel, le siège du souffle, du rythme, en un mot de l’inspiration créatrice.« Je plains tous ceux à qui cet abandon si naturel, cette simplicité si touchante, ne laisse rien à penser, rien à désirer », écrit La Correspondance Littéraire au Salon de 1783 où il est exposé à nouveau. C’est en effet la grande réussite d’Elisabeth Vigée Le Brun que d’avoir su toucher ses contemporains en se situant non pas dans son époque, mais entre ciel et terre, ombre et lumière, dans cet espace particulier et presque sacré où elle peut être peintre en se revendiquant de l’héritage de Rubens, Van Dyck, et des grands maîtres italiens. Cet autoportrait aura une énorme influence sur sa carrière. « Peu de temps après mon retour de Flandres, en 1783, le portrait dont je vous parle et plusieurs autres décidèrent Joseph Vernet à me proposer comme membre de l’Académie royale de Peinture », relate-t-elle dans ses Souvenirs. Mais « craignant que les artistes de ce sexe n’entrassent en trop grand nombre dans la compagnie », le directeur de l’Académie, M. Pierre, s’y oppose. Il fallut l’intervention personnelle de la reine Marie-Antoinette, dont elle avait déjà exécuté plusieurs portraits officiels, et une négociation avec le comte d’Angiviller, ministre des Arts de Louis XVI, pour qu’Elisabeth fût reçue « sur ordre », à condition toutefois que le nombre de femmes admises à l’Académie soit à nouveau limité à quatre. Le procès verbal mentionne ainsi : 

«… L’Académie, exécutant avec un profond respect les ordres de son Souverain, a reçu la demoiselle Vigée, femme du Sieur Le Brun, Académicienne sur la réputation de ses talents.
En invitant ladite Dame Le Brun à faire apporter de ses ouvrages à la prochaine assemblée, l’Académie a de plus délibéré qu’il sera fait, de la part de l’Académie, une lettre de remerciement à M. d’Angiviller d’avoir conservé les droits de l’Académie et la force de ses Statuts, et d’avoir fixé le nombre des Académiciennes à quatre. Il sera aussi témoigné par ladite lettre à M. le Directeur que la Compagnie ne doute pas que la Dame Le Brun, déjà reçue Académicienne, ne justifie, en apportant de ses ouvrages, et sa renommée et la protection auguste dont elle est honorée.

De son côté, Adélaïde Labille-Guiard exécuta une dizaine de portraits des membres de l’Académie afin qu’ils jugent par eux-même de son talent.

Présentée par Alexandre Roslin, devenu conseiller à l’Académie et ancien époux de Suzanne Roslin, elle fut reçue académicienne le même jour que sa consœur, le 28 mai 1783. Mais cette double admission anéantissait pour les autres femmes tout espoir d’y entrer aussi, car le quota de quatre était atteint.


 

LA CONQUÊTE DE NOUVEAUX ESPACES DANS LA CITÉ

 

Trois jours après leur admission avait lieu place Dauphine, à Paris, le Salon de la Jeunesse, réservé aux débutants. N’est-ce pas l’occasion idéale pour poser le problème de l’intégration des jeunes dans les structures artistiques ? Adélaïde Labille-Guiard, qui avait la passion du professorat, formait dans son atelier, depuis quelques années, une dizaine de jeunes filles au pastel et à la miniature. L’année précédente, trois de ses élèves avaient débuté au Salon de la Jeunesse. Maintenant qu’elle était académicienne ses élèves ne risquaient pas de passer inaperçues. Elles décident donc de se rendre au Salon en masse, investissant l’espace public pour y manifester leur force et leur existence. Plusieurs feuilles publiques relatèrent l’événement, comme les Mémoires Secrets qui écrivent : « Par une singularité rare il y avait des morceaux de neuf élèves du sexe de Madame Guiard, toutes très jolies et annonçant du talent, ce qui n’a pas peu contribué à attirer la foule.

C’était en fait la première manifestation collective de jeunes femmes artistes. Parmi elles se tenait Gabrielle Capet (Lyon 1761-Paris 1818) qui exposait pour la première fois son autoportrait (dont nous avons perdu la trace). Mais l’année suivante, elle présente à ce même Salon un portrait de l’artiste occupée à dessiner, dont nous possédons une photographie noir et blanc ainsi que la description du tableau en couleur par son biographe, Arnaud Doria. Ce qui frappe dans ce tableau réalisé par une jeune fille de 23 ans, qui était l’élève préférée d’Adélaïde, deviendra son amie, puis son aide, vivant chez elle jusqu’à sa mort, c’est la façon dont elle y affirme son nouveau statut social.

Car, fait particulier en cette fin du XVIIIe siècle, Gabrielle Capet est non seulement née à Lyon, loin du centre artistique parisien, mais ses parents étaient tous deux domestiques. Que porte-t-elle ici ? Un corsage de taffetas couleur gorge de pigeon, recouvert d’un fichu de gaze blanche et sur la tête un joli petit chapeau noir dont la couleur contraste avec le bras rouge du fauteuil et l’homme en habit rouge représenté sur l’esquisse posée sur le chevalet. Ce n’est pas le costume porté par une fille de domestique. C’est celui d’une jeune bourgeoise qui montre comment la peinture constitue pour elle un indéniable facteur d’ascension sociale. On peut d’ailleurs en dire autant pour Adélaïde Labille-Guiard qui, forte du succès de ses élèves, va enfoncer le clou en exposant au Salon du Louvre de 1785 une sorte de manifeste en faveur de l’enseignement des filles, à savoir un Tableau représentant une Femme occupée à peindre et deux élèves la regardant, les deux élèves étant respectivement Gabrielle Capet et MlleCarreaux de Rosemond.

Adélaïde Labille-Guiard frappait de fait un grand coup. Imaginons le choc que dut recevoir le public quand, au même moment, dans le même lieu, presque à côté, David présentait le Serment des Horace. Ce sont des images de la place des femmes dans la Cité totalement opposées. D’un côté, Adélaïde Labille-Guiard revendique une souveraineté féminine liée à la reconnaissance du talent artistique et du travail des femmes. De l’autre, David se réclame d’un modèle puisé dans l’antiquité romaine qui reconduit la division des rôles entre les hommes et les femmes en inscrivant chaque sexe dans l’espace divisé du tableau. Aux femmes la famille, la passivité, la sentimentalité; ne sont-elles pas effondrées de douleur sur leur chaise tandis que leurs frères et leur fils, debout, le bras tendu, font serment devant leur père de sauver la République. Le père, qui occupe l’espace central, a beau relier l’espace des femmes, voué au domestique, à celui des fils, voué au pouvoir dans la Cité, les deux n’en sont pas moins irrémédiablement séparés. Et l’on sait quel impact ce tableau aura sur l’imaginaire des révolutionnaires masculins qui vont en quelque sorte s’identifier inconsciemment aux Horace, et inscrire dans la nouvelle Loi instituée par le « tiers » état triomphant leur nouvel ordre pacifiant.


 

Le tableau d’A. Labille-Guiard frappa tout autant l’imaginaire du public, mais de manière très différente. « C’est une homme que cette femme là, entends-je dire sans cesse à mon oreille, rapporte un critique. Quelle fermeté dans son faire, quelle décision dans son ton, et quelle connaissance des effets, de la perspective des corps, du jeu des groupes et enfin de toutes les parties de son art. D’autres parlent de « tableau historié », ce qui n’est pas un mince compliment quand on sait que la peinture d’Histoire trône au sommet de la hiérarchie des genres. A. Labille-Guiard créait effectivement un événement historique en abordant dans un autoportrait le problème totalement occulté de l’enseignement artistique des filles.

Pour contraindre le spectateur à voir ce qu’il ne voudrait pas voir, elle se sert d’un procédé rarement utilisé dans l’histoire de l’autoportrait : celui du châssis retourné. Confortablement assise dans un fauteuil, comme une grande dame dans un salon, elle tient son pinceau au-dessus d’une palette chargée de couleurs et regarde le spectateur, comme pour mieux s’imprégner de ce qu’elle va peindre sur la toile posée devant elle, et dont nous ne voyons rien. Debout, derrière elle, Mlle de Carreaux de Rosemond nous regarde également tandis que Gabrielle Capet regarde la toile, donnant ainsi l’impression que ce va-et-vient des regards nous interpelle. Vérifie-t-elle si la copie ressemble au modèle ? Si tel est le cas, qui d’autre que le spectateur serait ce modèle, un spectateur qui se croyait occuper la place du voyeur et qui se retrouve brusquement interpellé par les trois femmes, pris à parti, au point d’être obligé de regarder ce qu’il ne veut pas voir : une leçon de peinture donnée par une académicienne à deux de ses élèves. 

De plus, le groupe des trois artistes est indissociable, par la construction –il s’inscrit dans une pyramide – et la lumière qui transforme ce groupe en un ensemble, un tout unifié autour d’une passion commune : la peinture. Car elle ne se contente pas de revendiquer un statut de professeur; elle effectue une véritable critique des hiérarchies sociales.Gabrielle Capet, la fille de domestique, porte le même costume que Mlle de Carreaux de Rosemond, l’aristocrate, de petite noblesse probablement, qui la tient amicalement par la taille. Ne sont-elles pas des égales aux yeux de leur professeur, dont le talent est reconnu, et qui par conséquent est seule habilitée à porter le chapeau, signe d’autorité, et les attributs du peintre – la palette et la canne. Assise au centre de la composition, consciente d’elle-même et de sa valeur, souveraine, Adélaïde Labille-Guiard proclame la supériorité du talent sur la naissance. N’est-ce pas l’espoir d’un monde nouveau qui s’exprime ici ? Un monde où les femmes de talent ne seraient plus écrasées par l’absolutisme masculin, mais verraient enfin leur individualité reconnue.

Cependant, on se demande si elle n’a pas eu conscience d’aller trop loin, dans ce tableau révolutionnaire, et n’a pas souhaité en atténuer la violence symbolique en introduisant de manière visible le buste de son père, sculpté par Pajou, qui fait ainsi doublement référence au monde des pères. Son père biologique, d’abord, bien qu’il soit figé et comme statufié dans un rôle. Et celui de l’Institution artistique à travers l’académicien et sculpteur Pajou sous les auspices duquel elle entra à l’Académie puisque le sujet de son morceau de réception était le Portrait de Pajou modelant le buste de son maître (musée du Louvre).

Ce double hommage montre à la fois son attachement aux institutions masculines et les limites de sa critique sociale. Elle mise sa carrière sur le monde masculin, contrairement à Elisabeth Vigée Le Brun qui la mise sur les femmes. Elle ne sait pas encore qu’elle a misé sur la mauvaise carte, car arrivés au pouvoir, les révolutionnaires radicaux (David en tête) n’hésiteront pas sous la Terreur à éliminer cette concurrente intelligente en brûlant son grand tableau d’histoire sous prétexte qu’il représente des nobles.


 

À quatre ans de la Révolution, quelques femmes ont donc une vision claire de leur place dans la Cité. Ce qui ne peut pas plaire à tout le monde, évidemment. Les « privilégiés » ne vont pas tarder à réagir devant ce nouveau rapport de force qui a basculé en faveur des femmes en quelques années seulement, et qui constitue une menace pour la suprématie masculine. Non seulement leur talent est reconnu presque à égalité avec les hommes, mais – fait mémorable – elles bénéficient de l’appui des femmes de la famille royale. Pour la première fois, en effet, les représentantes du pouvoir monarchique et en tant que telles les détentrices d’une influence certaine sur les décisions politiques, jouent leur rôle de protectrices des Arts et du génie féminin. La reine « protège » Elisabeth Vigée Le Brun depuis leur rencontre en 1778, et elle l’a peu après instituée « Peintre de la Reine ». En 1785, ce sont Mesdames, les tantes du Roi, qui protègent Adélaïde Labille-Guiard après le succès remporté par son autoportrait. Elles lui commandent plusieurs portraits, lui octroient, en 1787, le Titre et Brevet de « Peintre de Mesdames », et appuient sa demande de logement au Louvre, car son statut d’académicienne du roi lui donne droit d’y être logée gratuitement et d’y installer un atelier pour former ses élèves.

C’est cette demande qui cristallisa la réaction nobiliaire, suscitant de nouvelles résistances venant, non plus des académiciens, mais des représentants de la noblesse qui voulaient reconquérir une partie de leur autorité perdue face au pouvoir royal. D’Angiviller, le ministre des Arts se fait alors le promoteur de cette réaction. En dépit de l’appui de ces Mesdames, il intervient auprès du roi et lui arrache un refus sous prétexte qu’elle tient une « école de filles » dont l’installation au Louvre nuirait à la « décence » des bâtiments du roi. Il gagne. Fort de ce soutien royal, il prend ensuite l’initiative d’ordonner aux peintres David et Suvée d’exclure les « élèves du sexe » de leur atelier du Louvre sous le même prétexte. Nous sommes en 1786 et bien que la réaction nobiliaire marque des points, les femmes de leur côté ont pris de l’assurance. Leurs moyens d’action ne sont peut-être pas considérables, mais ils ont fait leur preuve. Elles vont donc se rendre visibles et manifester une nouvelle fois au Salon de la Jeunesse en exposant massivement leur autoportrait. Cette fois-ci des élèves de Mme Vigée Le Brun et de David se joignent à celles de Mme Guiard, comme Aimée Duvivier et les sœurs Leroux-Delaville. L’aînée, Marie-Guillemine Le Roux de Laville, la future Mme Benoist, auteur du remarquable Portrait d’une négresse (musée du Louvre), qui mènera une belle carrière officielle sous l’Empire grâce à l’appui de David, n’a que 17 ans en 1786 et c’est la première fois qu’elle montre en public son propre portrait ajusté dans le genre historique.

La différence est grande avec l’autoportrait de Gabrielle Capet, exposé deux ans plus tôt. Ici s’exprime une double admiration : pour Elisabeth Vigée Le Brun d’abord, qui fut son professeur et dont elle adopte le « costume à la grecque », et pour David surtout, son professeur actuel, dont elle reproduit sur le tableau posé sur le chevalet une esquisse du Belissaire exécuté en 1781. C’est un autre esprit, plus respectueux, qui se manifeste ici, bien qu’elle donne d’elle-même l’image d’une jeunesse insouciante et consciente de ses charmes. Elle se réfère essentiellement à David, à son autorité artistique, à ce « savant maître », comme le qualifie la critique depuis qu’il a exposé son Serment des Horace, autorité qui n’hésite pas, cependant, à s’incliner devant celle du ministre des Arts puisqu’il acceptera de renvoyer ses « élèves du sexe ». Marie-Guillemine Le Roux de Laville a-t-elle conscience de l’injustice dont elle est victime. C’est peu probable. Une chose est sûre en tout cas, elle veut devenir peintre, comme les jeunes filles qui se rendent au Salon de la Jeunesse et dont certaines sortent déjà du lot.


 

Car les femmes ont le vent en poupe. Adélaïde Labille-Guiard et Elisabeth Vigée Le Brun surtout, qui s’imposent au Salon de 1787 parmi les meilleurs portraitistes de leur génération, comme on peut le voir sur le dessin de Pierre-Antoine Martini, gravé par Bornet, réalisé à ce Salon de 1787 qui montre le mur où sont accrochés très visiblement les portraits de la famille royale peints par les deux femmes, juste au-dessous des grands tableaux d’histoire de David. Le critique de l’Année Littéraire écrira d’ailleurs l’année suivante : 

« Jamais ce genre n’a été porté en France à un plus haut degré de perfection et je dois ajouter à la gloire d’un sexe enchanteur, auquel on ne rend peut-être pas assez de justice dans les sciences, dans les lettres et dans les arts, que c’est à deux femmes qu’on doit cette révolution » Le mot « révolution » n’est pas trop fort en effet. Elles ont ouvert une brèche dans la forteresse patriarcale, apportant aux jeunes filles qui voulaient devenir peintre un comportement social et des modèles identitaires nouveaux. L’Académie les a reconnues comme artistes. Leur talent les a individualisées comme femmes, ouvrant la voie aux autres. Car c’est quand l’individu s’affirme que le collectif fonctionne et peut alors renvoyer à travers le miroir de l’autoportrait l’image de quelque chose qui existe, le témoignage d’une présence agissante des femmes dans le monde de l’art : celle de l’Individue-femme qui s’affirme comme sujet créateur.

Mais nous le savons, hélas : cet élan émancipateur va se briser contre la misogynie de la Révolution française. C’est pourquoi ce dernier Autoportrait d’Elisabeth Vigée Le Brun à son travail prend un éclairage presque révolutionnaire dans ce contexte d’exclusion progressive des femmes des institutions artistiques. Réalisé en 1790, lors de son exil en Italie, et à la demande de la ville de Florence pour qu’il figure dans la célèbre galerie du Duc de Toscane (connue aujourd’hui sous le nom de Galerie des Offices), cet autoportrait prend figure de testament personnel et politique légué par l’artiste la plus douée de sa génération aux créatrices à venir. Elle est peintre ! C’est donc palette et pinceaux à la main qu’elle choisit de se représenter, avec toutefois une nouveauté par rapport aux autoportraits précédents : la présence du chevalet sur lequel est esquissé un portrait. Or ce portrait n’est pas le sien, comme on aurait pu s’y attendre, mais celui d’une femme qui joua un très grand rôle dans sa carrière de peintre : la reine Marie-Antoinette. C’est la seule fois qu’elles sont réunies dans le même tableau.

Elisabeth sait que la reine est emprisonnée à Paris avec le roi et sa famille. Faisant fi des calomnies, elle n’hésite pas à rendre hommage à celle qui lui inspira quelques-uns de ses meilleurs tableaux et qui était sa « protectrice ».

Elisabeth s’est placée face à l’esquisse, le bras tendu vers son travail, la tête tournée vers le public, comme si elle y cherchait encore son modèle. Mais elle n’est plus là, seul demeure son contour sur la toile. De même que l’autoportrait d’Adélaïde Labille-Guiard était le miroir de la relation de la professeure à ses élèves, celui d’Elisabeth est le miroir de la relation de l’amie à la reine. C’est aussi un authentique témoignage de fidélité d’une artiste à elle-même et à un régime, une monarchie, une reine qui ont reconnu le talent des femmes peintres en leur donnant un statut d’académicienne. La créatrice, toutefois, a gardé le dernier mot, en construisant son tableau à partir de la position du pinceau et du chevalet, comme on le voit sur le dessin. Car si grande que soit la reine de France, l’œuvre d’art lui est supérieure. C’est le talent de l’artiste qui justifie la protection de l’État. C’est l’œuvre qui immortalise les personnages représentés, quelle que soit leur position dans la société. Avec cet autoportrait, nous comprenons pourquoi Elisabeth Vigée Le Brun jugea si sévèrement la Révolution française en écrivant dans ses Souvenirs: « Les femmes régnaient alors, la révolution les a détrônées. Cet autoportrait est le testament d’une époque révolue où l’État était capable de reconnaître le talent sans avoir égard à la différence des sexes. Mais il est peut-être surtout le fruit d’un siècle des Lumières où la convivialité, le talent et la conscience de soi permirent à de grandes artistes de donner le meilleur d’elles-mêmes parce que le droit à la création leur était implicitement reconnu.


 

L’émergence massive des femmes sur la scène artistique française à partir de 1791 est le fruit de ce travail initial plus que des décisions prises par les révolutionnaires. En fait, la Révolution va littéralement décapiter ce mouvement d’émancipation des femmes dans l’art, en dérivant le statut professionnel du statut politique. Exclues des droits politiques, elles sont aussi peu à peu exclues du nouveau régime des arts, sans provoquer d’états d’âme particuliers chez les nouveaux maîtres. Mais il ne faudrait pas croire qu’elles n’ont pas réagi, comme on le pense généralement. Quelques-unes ont tenté des réformes, comme ce groupe de femmes artistes habitant au Louvre qui, le 7 septembre 1789, se rendent en délégation à l’Assemblée de Versailles pour offrir leurs bijoux à la patrie dans le but de contribuer volontairement à l’impôt. C’est le début de la grande vague des dons patriotiques où les femmes s’affirment comme « citoyennes actives » face à des députés qui leur assignent le rôle de « citoyenne passive ».

En septembre 1790, Adélaïde Labille-Guiard mène une offensive à l’intérieur de l’Académie pour réformer ses statuts en faveur des femmes. Soutenue par Vincent, Pajou, Le Barbier, Regnault, elle obtient la suppression des quotas discriminatoires et la possibilité pour les femmes de devenir professeur à l’Académie. Peine perdue, le vote est annulé par les conservateurs, jusqu’à ce que la Convention supprime les Académies en août 1793. Tout le travail d’intégration institutionnelle est à recommencer. Entretemps, l’ouverture du Salon de 1791 à tous les artistes a révélé l’immense attente des femmes. De 5,6 % en 1789 (le Salon étant réservé aux seuls académiciens), leur présence passe de 11,6 % en 1791, puis 18 % en 1802. Ce sera leur seul acquis sous la Révolution, qui ne leur est pas spécifique puisqu’il concerne aussi les hommes. En décembre 1793, la Société Populaire et Républicaine des Arts décrète l’exclusion des femmes de leurs assemblées après un débat animé qui se termine sur ces propos : 

« Un membre cite la Société des Jacobins où il y a une citoyenne admise; mais un autre, sans avoir égard à cette exception, dit que chez des républicains les femmes doivent absolument renoncer aux travaux destinés aux hommes. Il convient cependant que pour sa propre satisfaction, il aurait beaucoup de plaisir à vivre avec une femme qui aurait des talents dans les arts, mais que ce serait agir contre les lois de la nature. Chez les peuples sauvages, dit-il, qui par conséquent se rapprochent le plus de la nature, voit-on des femmes faire l’ouvrage des hommes ! Il pense que c’est parce qu’une femme célèbre, la citoyenne Le Brun, a montré de grands talents dans la peinture, qu’une foule d’autres ont voulu s’occuper de la peinture tandis qu’elles ne devraient s’occuper qu’à broder des ceinturons et des bonnets de police.

On voit comment désormais la loi gouverne les hommes, et « la nature » les femmes. C’est une décision grave, prise par des républicains, le premier acte volontaire d’exclusion des femmes artistes du terrain commun de l’art qui va entraîner leur mise à l’écart progressive et radicale de l’institution « Art ». En 1795, elles sont exclues de l’Institut de France, créé en remplacement des anciennes académies. Non seulement aucune femme ne retrouve son titre d’académicienne, mais pendant deux siècles aucune artiste sera admise à l’Académie des Beaux-Arts. Exclusion également de l’École Nationale des Beaux-Arts où l’on enseigne la théorie et le « bien peindre ».


 

Privées de leurs droits politiques, les femmes sont aussi privées de tout statut professionnel et renvoyées par les révolutionnaires à un statut d’amatrice qui va peser lourd sur la création féminine au XIXe siècle. Les artistes ont conquis la liberté, certes, mais pour les femmes c’est une liberté sans droit et sans autre inscription possible dans la cité que leur participation au Salon.

Enfin, la promulgation en 1804 du code civil de Napoléon est le dernier acte d’une légalisation de la « différence des sexes » qui fait de la femme mariée une mineure et une incapable. Désormais, le statut professionnel des femmes artistes est soumis à leur statut social et politique tandis que l’institution « Art » devient, pour un siècle au moins, le bastion de la non-mixité masculine. Quand à ce désir de peindre qui a jailli chez les Françaises au siècle des Lumières, il est canalisé vers les images rassurantes de la maternité, comme nous en verrons tant au XIXe siècle, chez les petites comme chez les plus grandes artistes. Le génie féminin s’affirmera désormais en France sur le mode de l’exception.


 

Bonnet, Marie-Jo. « Femmes peintres à leur travail : de l'autoportrait comme manifeste politique (XVIIIe-XIXe siècles) », Revue d’histoire moderne & contemporaine, vol. no49-3, no. 3, 2002, pp. 140-167.

Commentaires

Odile a dit…
Merci
très interessant

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